Pipelette
Ca c'est passé le week-end dernier. Une aventure palpitante, merveilleuse, touchante. Nous buvions un café, tout là haut sur la montagne. Face à moi sous le belvédère, les alpages, le lac émeraude, le Mont Blanc. Ca c'est pour l'arrière plan.
Au premier plan, ma femme, assise à coté d'une petite pomme toute ratatinée. On l'appelle Marraine, elle est née au début du siècle, du siècle dernier bien sûr. Un peu sourde, un peu aveugle, mais toujours aussi espiègle...
- Vous savez, quand j'étais enfant (elle parle d'une voix distinguée en faisant toutes les liaisons), le village était très isolé. Il nous fallait descendre les cinq kilomètres à pied pour aller au chef lieu. Il n'y avait pas de routes. Aussi, on s'arrangeait pour pouvoir être aussi autonomes que possibles ici...
- Mais comment était le village ? Il y avait des commerces ? Une école ?
- Le premier commerce qui a ouvert, c'était en 1912. C'était l'épicerie. En fait d'épicerie, c'était une des habitantes qui faisait venir quelques provisions du chef-lieu et les revendait. Elle a ouvert avec trois sacs : un sac de pommes de terre, un sac de polenta et un sac de châtaignes. Après, bien sûr, elle a aménagé sa maison, elle a commencé à vendre des rubans, du tissu... J'aimais bien aller là-bas quand j'étais jeune fille, c'était joli ce qu'il y avait dans cette boutique, ça faisait rêver...
- Et l'école ?
- Oui, il y avait une école, je vous la montrerai tout à l'heure...
Et Marraine continuait de parler, de raconter, de se raconter. Sa vie à Paris dans les années trente. Sa vie de jeune fille dans sa chambre de bonne, son mariage, un peu à contrecoeur, mais c'était nécessaire, elle avait trente trois ans, trop vieille pour rester célibataire sans enfants à cette époque. Ses retours au village, où elle connaît chacun et où chacun la respecte, sa vie, sa longue vie...
- Vous savez, je me sens vieillir depuis l'an dernier. Je n'y vois presque plus, j'entends très mal et mes jambes ne sont plus sûres... Mais je ne me plains pas comprenez-vous ?
- Mais oui Marraine, mais je vous trouve bien plus en forme que la fois dernière...
- C'est l'air de la montagne (petit rire)... Mais il n'y a pas que des désavantages à vieillir savez-vous ? Par exemple, à la maison de retraite j'ai peu d'intimité. Il y a toujours un des pensionnaires qui vient pour discuter avec vous, et moi j'aime ma tranquillité. Alors je prends mon livre, je m'installe dans un fauteuil et je coupe mes appareils auditifs ! Ca fonctionne bien, vous savez ! Un jour j'ai relevé la tête, et bien un des pensionnaires était penché vers moi et me parlait. Il m'a parlé comme ça pendant près d'un quart d'heure sans me déranger dans ma lecture !
- Vous êtes terrible Marraine !
- Oh vous savez, j'ai passé l'âge de me laisser embêter... Tenez, un autre avantage... Maintenant je peux manger comme une cochonne et faire des taches sur mes habits, personne ne me fait de remarques ! Allez, assez parlé de moi, qu'allez vous penser de moi si je continue à monopoliser ainsi la parole...
- C'est vrai Marraine, vous êtes une vraie pipelette !
- Comment jeune homme ? Vous me traitez de bavarde ? Dois-je me vexer ou en rigoler ? (ceci dit avec l'oeil coquin que je lui connais bien maintenant)
- Non, non, ne vous vexez pas Marraine, c'était amical...
- Remarquez qu'au scrabble pipelette est un mot intéressant... Pour votre pénitence, trouvez moi donc des synonymes acceptables dont vous pourriez m'affubler sans m'offusquer !
Nous avons laissé Marraine hier soir au bord de son alpage. Nous la reverrons bientôt certainement, et je l'écouterai raconter ses histoires. Et un peu par jeu, un peu parce que sa mémoire n'a plus toute sa jeunesse, elle me redemandera de où je suis et quel est mon métier.
Et je lui dirai tout le bien que je pense des pipelettes...
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