Rocher Noir
Pour Céline, et surtout parce que
j'ai envie de vous le raconter, voila l'histoire d'un sacré Rocher
Noir. Il était une fois, il y a très longtemps....
Sur le
plateau, deux rochers Suchard. Les rochers Suchard, vous savez, ces
friandises au chocolat, trop grosses pour la bouche ce qui implique
d'avoir deux doigts disponibles pour les tenir, et le plaisir de les
sucer quand il ne reste plus rien.
Donc deux rochers sur le plateau, qui voisinent avec un sandwich jambon-fromage et une barquette de carottes râpées.
Aujourd'hui...
c'est la fête. Aujourd'hui c'est le réveillon du nouvel an, et c'est la
fin de semaine en même temps. Je regarde mon plateau avec un sourire
amer. Ce soir, je vais être seul, une fois de plus, pour un réveillon.
Et quelque part, ça me va bien, je n'ai pas le coeur à rire, pas le
coeur à faire semblant d'être heureux, et c'est par pure dérision que
je m'offre ce dessert de fête.
Il est midi trente, je règle ma
note à la caisse, prend le sachet contenant mon sublime repas, et
traverse le hall du centre commercial pour me diriger vers la tour
monstrueuse qui, au trentième étage, abrite mon bureau.
Ca ne va
pas, oh non, ça ne va pas fort. Ce soir je prendrai ma voiture pour
retourner chez moi, tout là haut dans le Nord, où je passerai un
réveillon devant une assiette de pâtes et une omelette, en oscillant
entre la rage et la peine.
J'arrive en vue du rez-de-chaussée du
monstre en béton où se dresse en plein centre l'accueil, espèce de
comptoir démesuré duquel émerge une tête brune et frisée comme un
mouton. Enfin, un mouton qui n'aurait pas que brouté son herbe. Je me
dirige d'un pas résolu vers la pauvre demoiselle propriétaire de la
toison hirsute et avec mon plus beau sourire, je lui demande si elle
aime le chocolat. Elle hésite, puis répond oui. Je lui abandonne alors
un rocher, assorti d'un " bonne année " et d'un clin d'oeil, et sans
lui laisser le temps de réagir, me dirige vers les ascenseurs.
Je
n'ai jamais vraiment su pourquoi j'avais fait ça. Initialement, les
deux rochers étaient pour moi, à moins qu'inconsciemment je n'aie
préparé mon coup. Toujours est-il que Sam et moi sommes devenus les
meilleurs amis du monde. Après une période d'observation durant
laquelle nous avons vogué de la franche camaraderie au flirt, nous
avons finalement décidé d'être uniquement copains. Nous n'avions envie
ni l'un ni l'autre d'une histoire foireuse de plus, et franchement, on
se marrait tellement tous les deux que c'eut été dommage de chercher
autre chose.
Chacun étant la béquille de l'autre, nous nous
sommes sortis mutuellement de la mauvaise passe dans laquelle nous
étions, et, nos vies se sont peu à peu séparées, chacun retrouvant un
conjoint, un autre travail, un autre quotidien. Nous étions toujours en
relation, mais nous ne nous voyons plus guère.
Jusqu'au jour où...
j'ai ouvert la porte de mon appartement. Derrière il y avait Sam et son
ami, armés d'une bouteille de Moulis 94 d'un château renommé. C'était
mon anniversaire, 33 ans, et pour me faire une surprise, mon amie
d'alors les avait invité. La soirée avait été sublime, nous ne nous
étions pas vus depuis de longs mois.
La roue de la vie a
continué de tourner, mon amie et moi nous sommes séparés, j'ai
déménagé, emportant mes CD et ma bouteille de Moulis. J'étais coutumier
des accidents de coeur, et ce n'en était qu'un de plus. Pas mortel,
mais suffisamment violent pour que j'appelle Sam au secours. Elle aussi
avait quitté son ami, et une fois de plus nous nous sommes posés la
question d'une éventuelle histoire à deux. Après quelques hésitations,
nous sommes tombés d'accord pour décider que non, finalement, c'était
mieux comme ça. Et comme pour me prouver sa bonne volonté, Sam
entrepris de me présenter ses amies célibataires. A mon corps
défendant, j'insiste, mais elle savait être persuasive...
Ce petit jeu m'ennuyait furieusement, surtout qu'après chaque rencontre il y avait le débriefing...
- Non, vraiment, Caroline, tu vois, elle est trop maniaque...
- Oui, mais t'as vu comment elle est mignonne ?
- C'est sûr, c'est sûr... mais sérieusement elle doit être difficile à vivre...
- 'tain, les mecs ! Qu'est ce que vous pouvez être chiants !
C'est
ainsi que j'ai épuisé son stock de copines célibat', et quelque part ça
m'arrangeait bien. J'en avais marre de me prendre des gamelles, et je
me voyais bien devenir ermite au fond de ma grotte, et l'absence de
femme à l'horizon n'était pas pour me déplaire. Je me croyais donc à
l'abris quand un jour, coup de fil de Sam qui m'annonce qu'elle a
retrouvé une de ses amies, exilée au fin fond du grand Ouest et que je
suis invité pour passer le week-end là bas. Le plus amusant c'est que
la ville où habitait cette copine, j'y passais à peu près la moitié de
mon temps pour des raisons professionnelles. Argument de Sam : "comme
ça, quand tu seras là-bas et que t'en auras marre de la télé à l'hôtel,
t'auras qu'à l'appeler !".
Ben voyons, elle va être à ma disposition ta copine !
Bref
nous voila parti... Une fois sur place, direction le centre ville,
deuxième à droite, et je fais signe à Sam : " tu vois là, c'est mon
hôtel ! ". Elle se marre : " tu vois là, c'est là qu'elle habite ! ".
Pile en face. Voiture garée, les sacs, on monte au troisième sans
ascenseur. V. ouvre la porte, et là, j'ai réussi à ne pas tomber
amoureux au moins pendant dix secondes.
Après, c'était trop tard.
Quelques
mois plus tard, V. et moi nous nous envolions en direction de Jérusalem
pour nos fiançailles. Là bas, dans le magnifique hôtel que nous avions
réservé, j'ai sortit la bouteille de Moulis de mon sac. Le cadeau de Sam
méritait bien cet honneur. V. voyant la bouteille me dit en rigolant : "C'était
donc toi, l'anniversaire ?". Devant mon air d'incompréhension, V. m'a
raconté que quelques années avant, Sam était passé chez elle pour lui
demander de l'aider à choisir un cadeau pour un bon copain à elle. Ne
connaissant rien en vin, c'est V. qui a choisi la bouteille de Moulis.
Voila
l'histoire du rocher noir. C'est fou comment ce petit morceau de
chocolat a pu influer sur le déroulement de ma vie. Ce qui est fou
aussi c'est cette somme de coïncidences qui ont émaillées ces quelques
années. Ne vous demandez pas pourquoi j'ai du mal à croire au hasard.
J'ajouterais encore juste
deux choses à cette histoire ; la première c'est que je conserve depuis
une tendresse toute particulière pour les hôtesses d'accueil. Mais
surtout, jamais, jamais, ne retenez un geste spontané tant qu'il part
d'une bonne intention.
Un tout petit sourire peut amener tant de jolis fou rires.