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Décrochage
17 novembre 2004

digression - 19 janvier 2004

Ici, la mort fait partie de la vie. Elle est présente partout. Sans Ahmed, nous ne survivrions pas deux jours. Le désert est une terre presque morte. Il y a bien quelques bestioles, quelques acacias coriaces et quelques fous qui y randonnent. Mais il est quand même une excellente représentation de la mort. Tellement palpable qu'elle n'a plus ce caractère à la fois repoussant et fascinant qu'elle revêt chez nous. Ici, elle n'est pas honteuse, ou cachée. Elle est présente.

Et une image est venue me frapper. Une image qui avait été tellement dure pour moi que j'avais eu besoin de la décrire. De l'écrire. J'ai repêché ce texte dans mes archives.

12h15 : Un camion de pompiers est garé à contresens sur le couloir de bus. Il y a quelques badauds, des contrôleurs qui délimitent un périmètre sur le quai, la police qui règle la circulation et éloigne les curieux. Du banal dans une grande ville, rien que du banal.

12h20 : La gargote dans laquelle je déjeune habituellement est bondée. Je me mets à la queue, et quoique détestant les vautours et autres charognards qui se délectent du malheur d'autrui, mon regard est irrésistiblement attiré par les éclairs bleus du gyrophare juste en face. A terre, deux jambes surmontées d'un ventre proéminent. Elles appartiennent à un petit homme allongé sur la chaussée, à cinquante mètres du restaurant. Autour de lui, les pompiers s'activent et entament un massage cardiaque.

 12h25 : - Vous désirez de la moutarde avec votre cordon bleu ? - Non, non, merci. Le spectacle dehors m'attriste. Hormis les pompiers en pleine action, tout le monde semble se moquer de ce qui arrive au petit homme bedonnant. Je frissonne en imaginant combien le sol doit être froid aujourd'hui... - Un café ? Un dessert ? - Café s'il vous plait. Bien sûr, la vie continue. Que pourrait-on faire de plus ? Arrêter de manger ? De parler ? Rien, je ne sais pas, mais ça me semble presque indécent de vivre alors que lui est là, par terre, sans plus de valeur à nos yeux qu'un papier gras.

 12h30 : J'attends pour payer. Sirènes. Un fourgon du SAMU remonte le couloir de bus à toute vitesse. Il stoppe à hauteur de celui des pompiers, des médecins s'éjectent, mallette à la main. Les pompiers se sont relevés, certains se massent les épaules. Cela fait bien dix minutes qu'ils essayent de ranimer le pauvre homme. Dans les mains d'un des médecins, je reconnais un défibrillateur. Un autre lui déboutonne la chemise. - Sept euros quatre-vingt, s'il vous plait. Le petit homme bedonnant tressaute sur la chaussée à chaque choc électrique. - Bon appétit, à tout à l'heure pour le café. - Merci. Je m'éloigne avec mon plateau et cherche une table le plus possible éloignée de la porte.

 12h55 : J'attends devant le percolateur. Dehors, les pompiers sont partis, le SAMU également. Restent deux policiers qui griffonnent quelque chose sur leurs blocs. A terre, une civière recouverte d'un drap blanc. - Un café s'il vous plait. Les voyageurs se rendant à la gare toute proche passe sur le trottoir en tirant leurs valises. Des bus chargent et déchargent leurs passagers. Des badauds munis de grands sacs plastiques bariolés barrés du mot SOLDE sortent du centre commercial. La vie continue boulevard Vivier-Merle. - Voila Monsieur ! - Merci.

 13h05 : Un camion gris de la préfecture de police arrive. Deux agents en descendent. Les portes arrière s'ouvrent et ils en sortent un grand sac plastique. Ils tendent un drap aux policiers en tenue, qui pudiquement le déplient devant la civière pour masquer le travail de leurs collègues. Le drap se replie, la civière est poussée à l'arrière du fourgon. Les portes claquent. Tout le monde s'en va.

 13h20 : Une dame est assise sur le banc, sous l'abribus. Elle lit un magazine. Quelques minutes plus tôt, un petit homme bedonnant s'est éteint à cet endroit. Les soldes battent leur plein, c'est l'heure du café et de l'addition dans les restaurants alentours, les trains roulent, les automobilistes klaxonnent. Tout est normal. La vie continue. Il ne reste rien du petit homme bedonnant, à part ces quelques lignes.

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