Près de chez moi (sous la neige)
Près
de chez moi, il y a les quais. Les quais si beaux les soirs d'orage
quand les bâtiments dorés par le soleil se détachent sur le ciel noir.
Les quais si frais et si calme pour y lire les jours de chaleur. Les
quais si intimes, avec les bateaux de plaisance amarrés l'été aux gros
anneaux scellés entre les pavés. Sur le haut des quais il y a des
voitures. Beaucoup. Trop.
Près
de chez moi, il y a la vieille ville. Très vieille ville, avec ses
pierres plusieurs fois centenaires, ses rues étroites et pavées, ses
trottoirs minuscules qui serpentent au bas de la colline. La colline et
ses montées aux escaliers raides, entre les murs colorés de dégradés de
rose ou de jaune, et d'où on domine les toits de la cité, les toits aux
tuiles rouges. En bas, les bagnoles, plein de bagnoles, garées
n'importe comment ou frôlant les piétons à grands coups d'avertisseur.
Près
de chez moi il y a les trois ponts. Trois ponts enchâssés qui enjambent
la rivière et les quais. Le premier fait communiquer le quai rive
gauche avec celui rive droite, la nouvelle ville avec l'ancienne. Le
second supporte les trains qui transbahutent les banlieusards de
l'ouest les jours sans grève. Le troisième surplombe les deux autres,
et il vomit son flot de bagnoles et de camions directement sur
l'autoroute ou dans le centre ville.
Près
de chez moi il y a une passerelle. La passerelle est toute rouge, elle
n'est que pour les piétons, et enjambe la rivière, permettant de
joindre un quai puant le gaz d'échappement à un autre quai bloqué par
un embouteillage. On a dit pour les piétons la passerelle, et pourtant,
dessus, il y a un homme qui y vit, été comme hiver, soleil, pluie ou
neige, aux quatre vents, près du pilier rive droite. Tout le monde dans
le quartier le connaît, il est célèbre à sa manière. Il a trente ans,
ancien boxeur, fatigué de la vie.
Près
de chez moi il y a une blonde. Une seule me direz vous ? Certes
non, mais je la vois souvent. Elle est au croisement du quai rive
gauche, à la jonction du premier pont, près de l'échangeur du troisième
pont et de la gare desservie par le second. Et au milieu du bruit
chaque jour elle arpente ce bout de trottoir, à tous les vents, les
jours de pluie ou de soleil, et là aujourd'hui, sous la neige. Elle n'a
pas vingt cinq ans, un petit nez retroussé d'adolescente, un regard
bleu pâle, un accent slave et un sourire mécanique aux hommes qui
passent, et aux voitures qui s'arrêtent.
Près
de chez moi il y a beaucoup de belles pierres, beaucoup de couleur, et
aujourd'hui il y a la neige en prime. Près de chez moi, des milliers de
touristes visitent, dînent dans les restaurant typiques, se promènent,
admirent ces merveilles architecturales, et passent près de la blonde
et du boxeur, en se disant que c'est bien malheureux tout ça.