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Décrochage
11 janvier 2005

Colonia

Il y a quelques temps, je vous avais emmené faire une petite balade à Buenos Aires. Le billet se terminait sur une escapade en Uruguay que nous projetions.

En voici donc le récit.

 

Huit heures, nous commençons les formalités d'embarquement pour l'Uruguay, ce qui nous amène au filtre police effectué par une charmante personne qui a réussi à rendre très seyant son uniforme beige, dont le chemisier au boutonnage peu réglementaire attire irrésistiblement l'œil. Même l'énorme 9 mm de service qui pend à sa ceinture est porté avec une grâce peu commune pour un instrument si peu féminin. Elle me décroche un sourire ravageur, qui a pour effet de me faire tomber le menton sur la poitrine. Je dois ressembler au loup de Tex Avery, et V. me ramène sur terre par une bourrade et un clin d'œil : « Mignonne la fliquette, hein ? ». Cette dernière rigole de mon air confus, me rends mon passeport et me souhaite bon voyage.

Les Argentines sont très provocantes dans leur manière d'être et de s'habiller. Alors que partout règne la minijupe, là-bas, c'est la micro-minijupe, portée de préférence avec un chemisier ultra-court, par des filles longilignes et bronzées. Si on ajoute à ça les œillades et les regards lourds qu'elles distribuent facilement, il y a de quoi tourner la tête aux messieurs égarés là-bas. Ce comportement qui paraîtrait certainement vulgaire et provocateur chez nous, fait là-bas partie du jeu du chat et de la souris qu'elles jouent avec les beaux machos argentins... et les touristes de passage.

Les femmes ne sont pas en reste. Les beaux hidalgos, habitués à déshabiller du regard leurs compatriotes féminines - qui considèrent d'ailleurs ce comportement comme un hommage et non comme une agression - ne rechignent pas à s'intéresser à l'exotisme des dames d'outre-Atlantique dont la tenue plus couvrante doit titiller en eux une âme d'explorateur. Mais tout cela reste un jeu. Pas de gestes inconsidérés ni d'abordages sauvages, juste un regard appuyé agrémenté d'un sourire entendu.

Toujours est-il que j'ai aimé ce contrôle d'identité, bien plus agréable que quand il est effectué par un moustachu ventripotent qui ne vous jette même pas un regard et vous fait comprendre que vous êtes la seule cause de l'ennui mortel qu'il éprouve dans son travail. Les Argentins sont décidément un peuple agréable à vivre, qui a su garder de la vieille Europe son humanité.

Deux nouveaux tampons sur mon passeport : sortie d'Argentine, et entrée en Uruguay. Là encore, deux demoiselles rigolardes qui m'expliquent que j'ai pris le guichet à l'envers. Je dois d'abord sortir d'Argentine avant d'entrer en Uruguay.

Enfin nous embarquons sur le ferry. Nous sommes bien en avance et nous trouvons des sièges sur le pont.




Le ciel est bleu, le soleil donne déjà, il fait doux, je me sens vraiment en vacance. Trois heures de traversée, et nous commençons par boire une Quilmes. Notre organisme n'a pas encore bien intégré le décalage horaire, et si pour nous il est déjà l'heure de l'apéritif, il n'est en fait que neuf heures du matin. Nous devons passer pour des pochards avec notre canette à la main à cette heure matinale, mais peu importe.

Le voyage est agréable. Le soleil nous chauffe et le vent du large est presque frais.

Arrivée à destination. Tout de suite, on sent le changement. Fini l'agitation de la capitale. Ici c'est une petite ville. Peu de bruit, peu de voitures, de larges avenues bordées d'arbres, quelques boutiques qui nous permettent de voir le coût de la vie est ici encore bien inférieur à celui de l'Argentine. Du moins, pour nous européens.

Nous nous enfonçons dans la cité, et après un carrefour, nous entrons dans le barrio viejo, la vieille ville, ancienne place forte des Conquistadores, restée en l'état, avec son pavage d'ardoises, ses maisons de pierres sèches, ses façades peintes, ses arbres centenaires.




Colonia del Sacramento. Tour à tour portugaise et espagnole, elle surveillait l'entrée du Rio de la Plata. Aujourd'hui classée au patrimoine mondial de l'Unesco, c'est une ville hors du temps. Les seules voitures y circulant ont au minimum 50 ans et sont dans un état de conservation miraculeux. L'air est doux, les seuls bruits sont les chants des oiseaux, et nous découvrons cette merveille sur la pointe des pieds. On se sent intrus, anachroniques, dans ce décor de film. Peu de passants, pour la plupart des locaux, des restaurants au décor raffiné, tout en couleurs chaudes, nous tendent les bras. Nous choisissons une terrasse à l'ombre, et nous y dégustons une cuisine superbe, raffinée et servie avec le sourire par un patron débonnaire et chaleureux.

Nous continuons à musarder dans la ville. Petites rues, belles maisons, et toujours cette sérénité. Nous échouons finalement sur une grande pelouse dont la pente termine dans le fleuve. Le clapotis de l'eau, le soleil et la fatigue nous décident à faire une petite sieste à l'ombre des arbres. Deux chiens errants s'approchent de nous. Un grand chien couleur crème à poil ras, tout jeune, avec une bonne bouille, et un petit terrier issu d'improbables et multiples croisements. Nous explosons de rire de ce couple étrange, que nous baptisons spontanément Jamon y Queso, ce qui signifie jambon et fromage, composition commune de tout plat à consommer sur le pouce, de la pizza aux empeñadas en passant par le sandwich.




Jamon, le grand chien s'approche de nous, laissant son compère vaquer à ses occupations. Les chiens errants d'Amérique du sud sont légions dans les petites villes ou à la campagne. Ce sont plus exactement des chiens collectifs, ayant un nom, bien traités par les habitants, nourris de restes et de rapines, et dont la fonction principale était probablement de protéger la communauté des incursions de bêtes sauvages, encore présentes il y a quelques dizaines d'années dans les grandes plaines du sud. Aujourd'hui, il ne reste guère plus que quelques pumas ou renards au fin fond de la Patagonie, mais les chiens sont toujours là. Ils n'entrent jamais dans les maisons ni les magasins, et lors de notre précédent voyage en Argentine, nous nous étions beaucoup amusé de voir ces chiens qui, en échange d'un regard, d'un mot ou d'une friandise, s'amusent à suivre les passants comme s'ils étaient leur maître.

Et Jamon ne déroge pas à la règle. Une petite caresse sur la tête, et le voilà conquis. Il nous suit jusqu'à l'endroit propice à notre sieste, où il s'allonge, la tête entre les pattes. Pour ma part, j'ai choisi un bel arbre, d'essence inconnue, aux branches tortueuses à souhait et au feuillage léger laissant filtrer les rayons du soleil.

Et là, dans la quiétude de l'après midi, je m'endors et rêve de ce pays où je me sens si bien. Je m'imagine vivre ici, à Colonia, dans une de ces auberges magnifiques, profitant de la douceur des journées pour écrire et enfin quitter la frénésie de la vie en France. Peut-être est-ce le tumulte de mon enfance qui a créé en mois ce rêve de douce réclusion, au milieu de gens bien intentionnés et doux. Peut-être est-ce l'intense agitation que j'ai connue ces dernières années qui me fait rêver à ces promenades incessantes le long du fleuve, avec Jamon sur mes talons. Je ne sais pas. Peut-être n'est ce finalement qu'un mirage, car je me réveille dans un bruit de tonnerre. C'est Jamon qui a planté sa truffe dans mon oreille qu'il renifle, peut-être pour me signifier qu'il est temps de reprendre notre exploration.




Nous repartons donc vers la ville, avec un regard d'adieu à cet arbre magnifique. Et l'après midi se termine de la même manière. Nous goûtons à la quiétude des lieux, explorons les ruelles plusieurs fois centenaires, découvrons des coins qui semblent appartenir à des décors de cinéma : une ancienne gare abandonnée qui ne déparerait pas dans un western, un restaurant installé dans une maison particulière et dont le patron nous fait les honneurs avant de retourner siroter son maté, des posadas – les fameuses auberges – dont les patios et galeries rivalisent par leurs fontaines et leurs prix dérisoires. Pour vingt dollars tout compris, un calme et un confort digne d'un palace, une vue à couper le souffle sur les prairies qui s'échouent dans le fleuve.

Le soleil commence à baisser. Il est l'heure de rejoindre l'embarcadère et d'admirer le coucher du soleil sur l'autre rive. Le vent s'est levé, il fait maintenant frais, et le catamaran rapide va nous ramener à Buenos Aires en moins d'une heure.




A l'intérieur, nous nous installons et commandons notre repas. Des empeñadas jamon y queso, bien sûr. Près de nous, un couple s'installe. Nous comprenons un peu plus tard qu'il est accompagné de deux enfants de 7 et 3 ans environ, que surveille une nourrice d'origine indienne. Et pour la première fois, je croise l'autre face de l'Argentine.

Ils ont une trentaine d'année. Habillés avec goût, ils ne posent pas un regard sur leurs enfants, même quand ceux-ci s'adressent à eux. D'un geste un peu irrité, ils les envoient vers la nourrice et continuent leur conversation. Ils font très certainement partie des héritiers des quelques centaines de familles argentines dont la fortune dépasse l'imaginable. Ces familles dont les ancêtres ont conquis les immenses territoires du sud, créant des estancias – exploitations agricoles surtout orientées vers l'élevage – gigantesques, dont certaines sont plus vastes que la Belgique. Ce sont eux les réels propriétaires de l'Argentine. Ce sont eux, influents et prospères, qui la dirigent, à coup de pots de vin et de corruption.

Ils vivent en général à Buenos Aires dans les quartiers huppés, laissant l'exploitation aux mains de régisseurs, et leurs enfants aux mains de nourrices. Nourrices d'origine indienne néanmoins, car ici aussi, c'est la couleur de la peau qui défini le statut social.

A un certain moment, le plus petit tombe et se met à hurler. La nourrice se précipite pour le ramasser. Il s'est relevé et regarde sa mère en pleurant. Elle n'interrompra même pas sa phrase pour s'enquérir de la gravité du problème. Le plus grand lui, est déjà blasé. Il n'a pas quitté sa game-boy des yeux, renfermé et indifférent à ce qui l'entoure. Probablement que les enfants sont là pour assurer la succession du domaine. Ou peut-être est-il nécessaire d'en avoir pour conserver son statut social.

Nous accostons enfin. Le voisinage de ces gens nous était intolérable. Il est temps maintenant de reprendre le chemin de l'hôtel. Demain je me promènerai seul pour redécouvrir la ville le nez au vent, comme j'aime.


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Commentaires
U
les articles sont bien écrits!
P
-> Samantdi : effectivement, au moment de la dévaluation la situation était très tendue. Impossible de se procurer du liquide sur place, manifestations à la limite de l'émeute. D'ailleurs, encore aujourd'hui, les façades des banques sont blidées. Devant les vitrines habituelles, des murs d'acier et des grilles ont été installées et sont gardées nuit et jour. <br /> <br /> -> Chevalière : l'Argentine, le Chili et l'Uruguay sont des pays que j'aime vraiment. Ils sont proche de nous culturellement, mais en même temps ont su garder une douceur de vivre malgré la situation économique désastreuse et leur passé tumultueux.<br /> <br /> -> Miss Line : Le sac à dos : il faut faire des choix. Depuis ce voyage, j'en ai fait d'autres. Ne pas avoir de projets est difficilement vivable, en avoir trop est insupportable. Globe trotter m'aurait plu, mais d'autres avenirs aussi. On y reviendra je pense...
M
Merci encore Pitch pour ce voyage en exotisme bien loin de la grisaille parisienne. <br /> j'en reviens à ma question : pourquoi ne pas prendre le sac à dos ? <br /> Très très belles photos aussi. J'ai l'impression que l'air est un peu plus pur qu'ici ? <br /> Le temps d'une lecture, j'ai voyagé et c'est un beau cadeau que tu me fais. Alors encore, merci !
C
J'avais un poil frisquet, ce soir, me voilà toute réchauffée. Ce texte agrémenté de ces photos... un délice, je me suis vraiment crue ailleurs. Tu as vraiment le sens du récit : quand on commence, on ne peut plus s'arrêter avant la fin.<br /> En plus, c'est un pays et un passé que j'ai étudiés (j'ai fait des études hipaniques) mais tu viens de donner à mes cours un relief et une saveur qu'ils n'avaient pas.<br /> Merci :)
S
Merci pour cette incursion en Argentine.<br /> <br /> Un pays que je ne connais pas. Un couple que je connais sans que ce soit des proches m'avait raconté un séjour très difficile là-bas. A la suite de la faillite générale, ils se sont retrouvés démunis, n'ayant pas prévu assez de liquidités, et leurs parents ont dû leur envoyer un mandat pour qu'ils survivent jusqu'à la date de retour de leur billet d'avion !<br /> <br /> Alors que de ton récit émane une grande douceur.
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