Buenos Aires - troisième service
Ils sont ainsi des milliers, tous les jours à sillonner la capitale pour se faire quelques sous, et apporter aux industries défaillantes de la matière première à travailler pour un bon prix. Tout au long de la journée, je croiserai des gens exerçant une foule de petits métiers. Les plus courants sont les promeneurs de chiens, qui baladent une véritable meute en laisse, ou les cireurs de chaussures.
Et c'est donc dans un calme serein que tous ces gens vont travailler. Pas de stress, ils marchent calmement malgré la foule, pas de visages torturés ou anxieux. Je suis bluffé.
Ma promenade me ramène ensuite vers le quartier de Florida, que je connais assez bien. Les noms des rues que je croise font bondir mon cur dans ma poitrine en me rappellent les premiers pas que j'ai effectué ici il y a quelques années. Voici le croisement que je cherchais : M.T. Alvear y Esmeralda. C'est là que j'ai passé quelques jours avec V. Je reconnais l'empañaderia au coin, l'atmosphère du lieu. Je continue à progresser ; sur Paraguay, je tourne à gauche, direction Florida, le quartier piétonnier chic et commerçant.
J'ai
un coup au cur en y arrivant. Certes la rue est toujours
pareille : boutiques de luxe, cinémas, cybercafés côtoient les
galeries marchandes et de lieux branchés, mais une foule de jeunes m'y
accostent semble-t-il tous les mètres, pour me remettre de petits
papiers : ils distribuent des publicités pour les magasins du coin
qui proposent de racheter un bon prix bijoux, téléphones portables,
lunettes, radios, appareils photos etc... Au bout de quelques mètres,
je me retrouve avec des papiers plein les poches, vantant le cybercafé
machin ou le bijoutier truc. Ce sont des gamins qui distribuent ces
papiers. Ce sont ici les vacances scolaires, et ils sont tous là pour
faire gagner quelques sous supplémentaires à la famille.
J'ai un peu soif et m'installe en terrasse d'une confiteria.
Je commande un jus d'orange (un vrai, qui sort d'une orange pas d'une
bouteille) et le sirote en regardant l'agitation au carrefour. Je me
suis un peu éloigné de Florida pour éviter la foule.
Et c'est là que j'ai rencontré Rosetta.
Ou du moins, c'est elle qui m'a apostrophé. Grands yeux presque noirs, cheveux noirs et longs, petits nez retroussé, et un grand sourire qui illumine son visage à la peau mate. Elle porte un petit sac en plastique, duquel elle extrait toute une panoplie de stylos, à encre, à bille, imitation nacre ou bois précieux, même un gros stylo rose qui s'illumine quand on écrit, et dont le capuchon renferme tout le nécessaire pour faire des bulles de savon : para su chica, Señor. Je tente tant bien que mal de lui faire comprendre que je ne veux pas de stylos, et que je ne connais pas de petites filles que le stylo rose pourrait intéresser, le tout en rigolant beaucoup, car intarissable, elle m'a déjà sorti l'agenda 2003, avec la carte d'Argentine, les préfixes téléphoniques, et un mémo pour les adresses.
Je réussis enfin à la faire taire, en lui posant la première question qui me vient à l'esprit : como te llamas ? Une fois son prénom connu, je tentais tant bien que mal de lui expliquer que je ne voulais rien lui acheter, et devant son air contrit, j'ajoutais précipitamment qu'elle était une très bonne vendeuse, qu'elle était très mignonne, et je sortais un billet de dix pesos que je lui fourrais dans la main.
J'aurais bien voulu faire plus. Je ne savais pas quoi. J'avais le cur serré en la regardant s'éloigner sur l'avenue. Peut-être aurais-je pu lui proposer de manger ou boire quelque chose. Je me sentais mal dans mes chaussures de touriste plein aux as dans ce pays au bord de la misère. Peut-être aurais-je pu discuter un peu avec elle, savoir comment elle vivait. Sa silhouette d'enfant venait de tourner le coin pour remonter Florida. Rosetta devait avoir dix ou douze ans au maximum, mais déjà un baratin de vendeur d'aspirateur.
Je me sentais triste et je décidais de quitter le quartier.
Après un bref passage à l'hôtel, destination le cimetière de La Recoleta,
le Père-Lachaise local, où sont enterrés tous les grands dignitaires du
pays, militaires, artistes, politiques, capitaines d'industrie. Bref,
l'endroit chic où il faut être vu... après sa mort. C'est évidemment là
qu'est enterrée Eva Peron (Evita), la pasionaria argentine qui a réussi
le tour de force de faire oublier les excès de son putschiste de mari
et d'être quasiment élevé au rang de sainte par le peuple argentin.
Comme
de leur vivant, les locataires du lieu rivalisent par la magnificence
de leur demeure. Des mausolées, des chapelles, des statues. Le tout
écrasé par le soleil de plomb. Les artistes se sont donnés à cur joie,
pour décorer les tombes. Des anges, des piétas, des christs, des
portraits, des statues équestres, des trônes, en armes ou allongés.
Certaines sculptures sont très jolies, d'autres franchement comiques.
Je passe néanmoins un bon moment, au milieu de ces ex-grands à
l'humilité si petite, et dont les rêves de puissance auront au moins
permis de bâtir ce cimetière dont les chapelles servent d'abris aux
innombrables chats qui le peuplent.
Je quitte le cimetière, non sans m'être fait accoster par un groupe d'aveugles qui demande un peu d'aide pour l'achat et l'éducation des chiens et qui me remercie en français, par la croix rouge qui sollicite ma bonté pour soigner les enfants malades du SIDA, et par une foule d'anonymes auxquels je ne tente plus de résister. Ici, ce n'est pas le métro parisien avec ses professionnels de la manche, ce sont de braves gens tombés dans la misère, et la scène avec Rosetta m'a suffisamment remué pour que dans la poche arrière de mon pantalon s'entrechoquent toutes les piécettes que je distribue au cours de ma promenade.
Je
longe maintenant les parcs gigantesques qui longent le fleuve en
direction du nord. Ici, partout sur les pelouses, des filles an bikini
prennent le soleil. C'est surprenant de voir ainsi un parc situé en
centre ville se transformer en solarium. Les belles demoiselles ne
risquent rien. Car, omniprésente, la police veille. A pieds, en
voiture, en moto, en quad et même à cheval, les agents sillonnent les
quartiers chics pour protéger les quelques bienheureux qui peuvent
encore y habiter. Avec le début de la crise, l'Argentine a également
fait connaissance avec une explosion de criminalité, sévèrement
réprimée. La situation est maintenant calme, enfin, partout où la
police est nombreuse.
La
journée avance, je remonte donc vers l'hôtel. Ce soir nous avons prévu
un spectacle de tango. Buenos Aires sans tango ne serait pas Buenos
Aires.