Les gerboises
Derrière une
dune, une autre dune. Au loin un piton rocheux. Parfois un acacia, ou
un troupeau de chèvres accompagné de son berger. Nous marchons, nous
reposons, déjeunons, travaillons, puis goûtons, puis discutons, puis
dînons, puis dormons. Parfois un petit évènement vient bousculer la
routine. Comme cette soirée où plein ouest le soleil rougeoyait avant
de se coucher, et plein est la lune toute ronde se levait. Le lendemain
le prodige ne se reproduit pas. Le soleil était déjà couché quand la
lune se levait. Mais une surprise nous attendait.
Dormir
sur le sable n'est pas très confortable. Toujours une bosse mal placée,
un petit vent malin qui nous bombarde de sable, un membre du groupe qui
ronfle. Et cette lune, qui nous éclaire comme un phare. Et un peu
d'inquiétude aussi. Et nos vieux réflexes de mammifères supérieurs se
remettent en marche. Dormir d'un oeil, comme les chats. Se réveiller au
moindre grattement, au moindre changement de densité de l'atmosphère,
sentir C. qui s'approche pour nous réveiller le matin avant même de
l'entendre.
Bref, pour la énième fois de la nuit, j'ouvre les yeux, et aperçois au
dessus de moi la voie lactée. Des milliers de milliers de points
lumineux. Il fait noir, vraiment noir, ce qui me permet pour la
première fois d'apercevoir ce ciel magnifique.
Mais où est passée la lune ?
La
question m'a traversé l'esprit presque avec inquiétude. Je regarde
l'heure, pas encore quatre heures, trop tôt pour qu'elle soit couchée.
Au dessus de moi, je distingue des nuages d'étoiles. C'est magnifique.
Comme un nuage de lait versé dans l'encre du ciel. Je relève un peu la
tête. Vers l'ouest, les étoiles sont moins visibles et le ciel est
rougeâtre. Peu a peu, un arc brun rouge apparaît. Doucement, le disque
sombre qui masquait la lune s'écarte.
Une
éclipse de lune ! Quel cadeau magnifique. Admirer la voie lactée
et assister à ce spectacle grandiose, de cette lune rousse qui se
dévoile doucement en s'éclaircissant.
Le
lendemain au petit déjeuner, nous ne parlions que de ça. Tout le monde
l'avait vue. Tout le monde avait senti cette arrivée de l'obscurité,
avait ouvert les yeux et cherché la lune.
Et
nous continuons de marcher. Ce n'est pas pénible. Nous nous sommes
habitué à la chaleur qui d'autre part a baissée. Elle n'excède guère
35° C à l'ombre au plus fort du cagnard. Ce qui commence à nous manquer
sérieusement c'est une bonne douche. L'eau ici est trop précieuse pour
la gâcher à se laver. Et les lingettes pour bébé ont leurs limites. La
marche est devenu un moment agréable où nous nous retrouvons avec nous
même. Il m'a fallu un peu de temps pour admettre que ce voyage
exceptionnel j'avais le droit de le vivre à plein, que je pouvais
oublier tout le reste, que ce présent ne se renouvellera plus jamais.
Et c'est donc avec plein d'entrain que j'ai débuté la seconde moitié de
la semaine.
Les paysages sont grandioses. Rien, rien, que du sable, de la pierre, et soudain de la vie. On aperçoit parfois une buse au loin. Des gerboises qui décampent à notre approche, des oiseaux, genres de moineaux maigrichons au plumage très pâle ou jaunâtre, qui sautillent près du campement, les ailes écartées du corps pour se protéger de la chaleur. Quelques insectes. Des criquets pèlerins, des coléoptères et même des moustiques !
Au
milieu de rien, on trouve un amas de bois mort. Presque mort. Trois
feuilles résistent aux éléments. Ahmed nous explique que la région a
été noyée sous des trombes d'eau l'an dernier, au point que certaines
parties du désert étaient inondées. Un comble ! Pendant cinq
semaines, la pluie drue n'a pas cessée. Le désert s'est couvert de
végétation, l'eau s'est infiltrée dans le sable et tous les buissons
que nous croisons vont pomper dans ces réserves souterraines l'eau de
leur survie. Et cette profusion de végétaux a engendré la profusion des
criquets pèlerins. Ils se sont reproduits par millions, et dévoré tout
ce qui leur tombait sous les mandibules. Une fois l'endroit ravagé, ils
se laissaient porter plus loin pour assouvir leur appétit et continuer
de se reproduire.
Ahmed,
fataliste, nous explique que certaines journées ils ne voyaient même
plus le soleil tant le nuage de bestioles était épais. Avec les moyens
du bord, ils ont lutté. Brûler des pneus dégage une fumée qui fait fuir
les insectes. Parfois brûler les cultures, qui de toutes façons étaient
condamnées, mais au moins, les larves ne se développeraient pas. Et
attendre. Attendre l'aide d'urgence de l'état, de la communauté
internationale, et tenter de remettre en culture les parcelles
dévastées.
Il n'y a pas eu de famine, pas de morts. La communauté est forte. Chacun a sa place, mais chacun a besoin de l'autre.
Et
dans ce désert plein de vie, nous avons fait connaissance avec les
gerboises. Ces intrépides petites souris munies de pattes de kangourou
s'approchent sans vergogne de nous pour peu que nous ne nous agitions
pas. Certains arrivent même à les caresser et distribuent quelques
miettes de pain.
C'est
beaucoup moins drôle la nuit. Passé les premiers fous rire quand ces
idiotes prennent le duvet pour une piste de danse et nous gambadent
joyeusement dessus, nous finissons presque angoissés car ces bestioles
sont également mortes de faim, et quand des festins ambulants de
plusieurs dizaines de kilos de barbaque alléchante viennent s'allonger
benoîtement à la porte de leur terrier, la curée n'est pas loin.
Ca
commence bêtement. On s'endort, un bras nu négligemment laissé à
l'extérieur du duvet, et on se réveille d'un bond à cause d'une douleur
fulgurante au niveau du coude. Les gerboises sont des rongeurs. Et
donc... elles rongent. Et c'est pas agréable de se faire arracher des
lambeaux de peau, même par des kangourous miniatures de quelques
grammes.
Je
passe les différentes stratégies : rentrer les coudes dans le
duvet. Oui mais là, c'est le visage qui reste dehors, et
personnellement, je préfère me faire prélever 3 grammes de bras que de
nez. Après tout, elles ne sont pas gigantesques, elles ne vont pas me
bouffer complètement. Avec un bout de barbaque, elles vont se remplir
l'estomac pendant huit jours au moins. Oui mais non, c'est pas agréable.
Ensuite,
il y a eu les tentatives de représailles. Quand un petit museau
s'approchait à moins de deux mètres, une gourde, une godasse, un paquet
de lingette volait vers lui.
Inefficace.
Et
si je leur mettais à bouffer un peu plus loin ? Bon, les biscuits
c'est sympa, mais de la bonne peau humaine c'est quand même autre chose
non ?
Bon, donc les coudes sous le duvet, le chèche sur la tête, avec juste un espace pour respirer.
Evidemment,
quelques minutes plus tard je rouvre les yeux pour trouver face à moi
les deux billes noires du regard du monstre de 10 grammes, que dans un
courage magnifique je tente d'aplatir d'un revers de main. Raté, bien
sûr.
Alors
commence la longue errance. Je cherche un endroit loin de tout terrier
en tirant ma natte, mon matelas, mon sac, ma gourde, mes pompes. Il est
une heure du matin, et rassuré je vois au loin une lampe de poche qui
se promène aussi. C'est un de mes congénères bipèdes aux prises
également avec un de ces diables poilus et bondissants.
Le
lendemain, Ahmed en rigolant nous explique que les gerboises ne
s'éloignent jamais de plus de cinq mètres de leur terrier. « Il
faut donc bien choisir l'emplacement, sinon, des fois, elles
mordent » dit-il...
Bilan
des opérations : le bout de mon pouce est à vif, il me manque un
morceau de peau sur le coude et sur le majeur, ainsi que deux heures de
sommeil. A un autre, c'est l'extrémité du nez qui a pris.