Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Décrochage
4 janvier 2005

Le gnome

Je ne vous apprends rien en vous annonçant que la quasi totalité de l'humanité est en plein émoi... humanitaire justement.

Je ne suis pas compétent pour juger s'il faut donner, quoi et à qui. Je fais comme chacun, j'écoute les médias qui relaient le formidable élan de solidarité, et tout le monde – plus ou moins – met la main à la poche pour sortir sa piécette ou sa liasse de billets et toutes les valeurs intermédiaires.

Il me semble que par le passé ces mouvements du coeur n'existaient pas, et qu'à part par quelques associations ou organismes qui ont toujours quêté – comme la Croix Rouge par exemple, mais il y en a d'autres – le public était beaucoup moins sollicité.

Et il me semble aussi que le public était beaucoup moins enclin à partager ses richesses.

Je devais avoir une dizaine d'années, et par je ne sais quel mystère, je me suis retrouvé embrigadé dans une équipe de quêteurs pour la fondation Raoul Follereau qui luttait – et lutte toujours – contre la lèpre. Je n'avais pas une bien grande conscience humanitaire, aucune idée de où se trouvait Madagascar ou l'Inde, et tout ce que je savais, c'est que des gens bien courageux avaient besoin d'argent pour soigner de pauvres lépreux.

Ainsi donc, un mercredi après midi, me voila embarqué dans un combi VW bariolé, conduit par le responsable du secteur, entouré de cinq mômes munis d'une tirelire en ferraille décorée des couleurs de la fondation.

Il nous déposait en haut d'une rue, la descendait en klaxonnant, et nous récupérait quand nous avions écumé toutes les maisons. Il avait été très clair dans ses recommandations : être poli et souriant, ne pas insister si nous nous heurtions à un refus, remercier les gens et surtout nous présenter et expliquer en deux mots de quoi s'occupait la fondation.

Au début, je trouvais plutôt rébarbatif de quémander ainsi quelques piécettes à des gens que je n'avais jamais rencontré auparavant. Puis, l'expérience aidant, je finis par trouver ça amusant. Des petits détails venaient ajouter un peu de piment à la quête. Par exemple, le rideau qui bouge à la fenêtre alors que personne ne répond, l'air gêné de certaines personnes qui cherchent un prétexte pour ne pas donner, les réponses comme je n'ai besoin de rien ou ça ne m'intéresse pas. Il y avait aussi des moments touchants, surtout dans les familles les plus pauvres où en fouillant dans le fond du porte-monnaie on dégotait quand même vingt centimes avec un petit sourire d'excuse.

Cet après-midi de quête a été une grande leçon d'humanité pour le gamin que j'étais. J'y ai rencontré de belles âmes généreuses et qui donnaient avec ferveur. Je sentais qu'elles imaginaient que leur don sauverait un, deux, dix malades d'une mort affreuse. Et pour elles, mon merci était sincère, je représentais ces hommes, femmes et enfants du bout du monde, qu'un inconnu venait de sauver grâce à ce petit geste.

D'autres donnaient parce que c'est un devoir de donner aux pauvres. Ils étaient dans l'ensemble généreux, mais souvent dénués de sentiments ou d'émotions. Ils donnaient presque par culpabilité d'être à l'abri du besoin.

D'autres encore donnaient parce qu'ils ne pouvaient pas refuser. Ils pensaient que c'était Gérard qui rentrait, ou le voisin qui ramenait le pain, et non, pas de bol, un quêteur, et si je ne veux pas avoir l'air d'un(e) pingre, faut bien que je donne.

Et les autres. Ceux qui ne donnaient pas, plus ou moins poliment. Et parmi eux, les Abominables.

Les Abo-Minables revenaient du marché. Mr et Mme Abo sortaient de leur Citroën Visa des cageots de légumes. Je me souviens en particulier d'une botte de poireaux dans la cagette que Mr Abo tirait du coffre lorsque je me suis présenté tout sourire devant lui avec mon tronc. Il était à peine plus grand que moi, le Nabot Minable. Une soixantaine d'années, le visage gras, rouge et tout plissé, sur lequel une barbe blanche de deux jours s'étalait. Il avait le pif alcoolique, des battoirs d'étrangleur, les cheveux blancs filasse qui lui dégringolaient sur le front et les oreilles, et couronné d'une casquette en velours raide de crasse. Mme Minable portait des bas à varices tirebouchonnés, une blouse à fleurs, un fichu sur la tête et une paires d'yeux de hyène qui encadraient un nez aussi rouge que celui de son mari.

Les deux me sont tombés dessus en même temps. Pendant que la vieille hurlait au canton que je voulais leur piquer leur argent-qu'ils-avaient-gagné-à-la-sueur-de-leur-front, le vieux avançait vers moi (qui reculait, faut pas déconner non plus !) sans lâcher sa cagette et me fixant de ses yeux porcins et en grognant Et tes métèques, ils font quoi pour moi ? Tu crois que c'est eux qui vont me soigner mon arthrose ? Tu crois pas que s'ils allaient bosser un peu, ils pourraient s'en payer des médicaments ? Tu crois pas que je vais me laisser avoir par cette bande de fainéants qui compte sur les braves gens pour les nourrir ?

Je suis retourné au camion sans finir la rue. Je devais être blanc de trouille car le conducteur m'a demandé si j'allais bien et je crois bien que j'ai pleuré.

Je me souviens parfaitement de la maison des Epoux Minables. Elle était à deux rues de chez moi. Je me souviens parfaitement aussi du visage du vieux et de ses yeux mauvais. Je me souviens de ces poireaux. Pauvres poireaux. Servir à nourrir une saloperie pareille, voila une bien triste fin pour de si beaux légumes.

Ce qui me rassure, c'est que quand même le Nabot Minable avait raison. Ni les petits africains, ni les petits indiens n'ont rien fait pour soigner sa très probable cirrhose. Et s'il en est mort, c'est tant pis pour lui.

Publicité
Publicité
Commentaires
R
On peut effectivement se réjouir des mouvements de partage, en espérant qu'ils ne profitent pas à des personnes mal intentionnées (ce serait une catastrophe sans précédent d'apprendre plus tard que la générosité est impossible à amorcer). Peut-être Internet y est-il pour quelque chose ? Cette formidable mise en réseau du génie humain semble se prolonger à travers la réalité. Les chefs d'entreprises eux-mêmes mettent leurs connaissances et expériences au bénéfice d'autrui à travers des plate-formes collaboratives. Ils ont compris que le savoir se multiplie quand on le partage... Et le coeur aussi, du coup.
B
La bétise rend méchant.<br /> <br /> Et toutes les justifications ne sont pas aussi humbles qu'un simple 'je veux pas'.<br /> <br /> Même si...
P
Je pense comme toi, il doit y avoir une explication à la méchanceté. Mais pas d'excuse.<br /> <br /> Et quand la méchanceté devient pathologique, c'est vraiment effrayant.
S
Ils ont un petit air des Thénardier, ces deux-là...on n'aimerait pas tomber entre leurs mains.<br /> <br /> Mais comment (pourquoi?) on devient comme ça? Y a-t-il une prédisposition? Y-a-t-il des gens vraiment méchants? <br /> <br /> J'ai du mal à le croire... je me dis que ce sont des gens malheureux, et le malheur enkysté enflammé d'ignorance, ça donne cette méchanceté au quotidien.<br /> <br /> Brrrr...Ils me font froid dans le dos, quand même, avec leur cageot de poireaux !
Décrochage
Publicité
Publicité